Avec mon équipe de « Médecins aux pieds nus » en mission au Bengladesh, nous sommes chargés de réaliser des préparations galéniques à partir de plantes médicinales pour le compte du docteur Zafrullah Chowdhury. Ce personnage hors du commun a contribué à libérer le Bengale oriental en 1971, devenu le Bengladesh. Les Bengalais l’ont comparé à Che Guevara.
Lors de ce séjour, le jeune Pien un médecin aux pieds nus belge (formé dans ma Faculté Libre de Médecine Naturelle) me téléphone de Calcutta où il dirige une mission dans la banlieue. Il me signale que Mère Teresa veut me rencontrer. Elle est fortement intéressée par le type de mission que nous réalisons : permettre aux populations du tiers monde de disposer de remèdes naturels à partir de jardins médicinaux.
Avant de regagner Paris, il me reste à me rendre à Calcutta pour rencontrer cette sainte des temps modernes en chair et en os. J’en profite pour me renseigner sur le parcours de cette religieuse si particulière.
Grâce aux médias et aux reportages, on connaît la vie de cette sainte femme, ses origines albanaises, son engagement dans la congrégation des Sœurs de Lorette à Calcutta, où elle commence par enseigner dans un collège « chic » pour jeunes filles. Chaque jour, en se rendant dans cette institution irlandaise, elle a le cœur déchiré à la vue des gens qui agonisent dans les rues. Cette petite religieuse albanaise décide de leur venir en aide. Après les moribonds et les enfants abandonnés, elle vole au secours d’une autre catégorie de déshérités : les lépreux, reconnaissables à leur visage difforme et à leurs membres mutilés. On les contourne. Teresa les embrasse. Mais comment soulager toute cette misère ? Peut-elle réussir seule ? Il lui faut s’entourer de bonnes volontés. Reste donc à mobiliser une équipe de jeunes filles motivées et fortes mentalement. A Titagarh, un bidonville de la banlieue industrielle de Calcutta, elle édifie une bâtisse faite de briques crues et de tôle ondulée sur un terrain prêté par la compagne des Chemins de fer. Elle y héberge les malades les plus atteints, leur apportant chaque jour des médicaments couvrant leurs plaies de pansements, les réconfortant de paroles apaisantes. Des dizaines, bientôt des centaines de lépreux se pressent à la porte de cette oasis d’amour. Enfin, quelqu’un s’est penché sur leur sort ! Ce ne sont plus des pestiférés. Le mouvement est parti. Teresa lance à travers la ville des équipes de sœurs indiennes avec pour objectif d’ouvrir une dizaine de dispensaires.
Le destin de la religieuse est scellé. Sa vie sera tournée vers ces parias. C’est le départ d’une course aux obstacles. Démarches, requêtes, menaces d’expulsion, vexations, lapidations seront son lot quotidien durant les sept premières années de son nouvel apostolat. Dès cette époque, Teresa quitte l’habit religieux occidental pour revêtir le sari des Hindous : elle en dégage un pan qu’elle attache sur l’épaule avec une épingle anglaise à laquelle est accrochée une petite croix. Elle crée la congrégation des Missionnaires de la charité dans les bidonvilles de Calcutta et dans les pays déshérités.
Il est temps de rencontrer Mère Teresa, l’indienne.
Je pars aux aurores de Dacca, la capitale du Bengladesh. La route n’est pas très longue mais rendue sinueuse par l’eau qui recouvre la région. Par quatre fois nous devons enjamber les bras du Gange. À partir de Madaripur, la ville la plus proche, il faut compter deux heures de traversée de zones marécageuses d’un vert profond, dominées par d’immenses cocotiers. Les villages, quelques maisonnettes de paille et de torchis, respirent la pauvreté. Les flaques de la dernière pluie giclent sous les roues du véhicule tandis que les paysans que nous croisons nous font des gestes amicaux. Les hommes portent des dhotis, relevés plus ou moins haut sur leurs cuisses de bronze. Les femmes ont l’admirable grâce que donne le sari. C’est l’un des rares pays que la misère ne parvient pas à enlaidir.
Le chauffeur s’est déjà rendu à Calcutta, il met le cap vers l’ancien temple de Kali, la déesse de la mort. Teresa a fondé la « Maison des mourants » de Kalighat dans l’hôtellerie abandonnée de ce temple. Le temple de Kali s’est transformé en « mouroir ». Telle une fleur cherchant le soleil, la coupole en forme de toit de chaume du temple de Kali émerge au-dessus de l’imbroglio des ruelles, des maisons bourgeoises, des taudis, des boutiques et des gîtes de pèlerins. Ce haut lieu de l’hindouisme bâti près d’un ancien bras du Gange est le sanctuaire le plus fréquenté de Calcutta. C’est aux abords de ce lieu sacré que la plupart des indigents se rassemblent pour rendre leur dernier souffle avec l’espoir d’être incinérés sur les bûchers du temple. Jour et nuit, une foule de fidèles grouille à l’intérieur et autour de ses murs gris. Les familles riches, les bras chargés de fruits et de victuailles enveloppés de papier doré, y déposent leurs offrandes. Les pénitents vêtus de coton blanc entraînent des chèvres au sacrifice ; des yogis en robe safran, aux cheveux relevés et noués sur le haut de la tête, le front peint en vermillon, signe de leur secte, méditent ; des troubadours chantent des cantiques plaintifs comme des soupirs ; des musiciens, mendiants, marchands, touristes, toute cette multitude disparate se fond dans une ambiance de kermesse.
Je n’ai pas prévenu mère Teresa de mon arrivée. Une novice, apprenant que je suis médecin, fait le nécessaire pour que j’obtienne une « audience ». Bien que son aura ait fait le tour du monde, cette petite « femme libellule » reste disponible. Elle pourrait passer inaperçue avec son sari blanc bordé de bleu et la croix de son chapelet épinglée sur l’épaule gauche. Elle se souvient de l’association des Médecins aux pieds nus. L’entretien se fait en anglais. J’ai tant de questions à lui poser, et son temps est précieux.
« Je suis trop contente de vous rencontrer cher docteur ! L’originalité de votre association peut enrichir la mission de mes sœurs ».
« Why bare foot doctors ? » me demande-t-elle en préambule. Pourquoi avoir appelé vos volontaires Médecins aux pieds nus ?
« Parce que les “pieds nus” évoquent un dénuement, une certaine ascèse. Ils évoquent les médecins aux pieds nus chinois, à rejoindre des intellectuels que Mao obligeait le peuple dans les rizières, lors de la révolution meurtrière. »
Teresa sourit et réalise qu’il est possible de tendre un pont entre ses Sœurs de la Charité et nos volontaires. Elle aussi s’est imprégnée d’anthropologie. La connaissance de la sagesse hindoue lui a permis de s’intégrer dans ce tissu social si diversifié. Cette approche spirituelle suppose un détachement complet et la mise à l’écart de l’ego. C’est le tribut qu’elle paye à cette culture de l’impassibilité. Comment vit-elle ce paradoxe ? En s’occupant des intouchables et des lépreux, elle brise symboliquement leur mauvais karma…
« Dieu ne veut pas la souffrance, il veut l’amour. Et si l’intouchable est intouchable, il n’en est pas moins un enfant de Dieu… » me décline la religieuse avec son accent pittoresque, mélange de slave et de bengali. Mère Teresa, par sa connaissance de l’hindouisme, manifeste un Dieu d’amour dans un monde de castes et d’exclusion. Elle veut briser le cycle du mal et incarne par son action cette dimension divine. Elle est pétrie de terre indienne, de sons, de mots, de gestes, de toutes les manifestations de l’amour.
Je lui demande comment elle garde tant d’enthousiasme, face à la sempiternelle détresse qui l’environne. Elle me répond, dans la seconde :
« I’m thirsty » : j’ai soif du Christ sur la Croix.
Ce « J’ai soif » devient une invocation, et le mot d’ordre de son engagement. Elle part étancher la soif de Dieu en aidant les plus pauvres des pauvres. Je réalise que j’ai devant moi un grand maître spirituel.
Mère Teresa m’encourage à continuer mon œuvre :
« You’re doing God work – vous accomplissez une œuvre voulue par Dieu. Dites à vos volontaires qu’ils ont “choisi la meilleure part qui ne leur sera pas ôtée”. » Cette citation sort tout droit du Nouveau Testament. La religieuse connaît aussi les textes de l’Evangile relatifs à la charité et me cite un extrait de l’Evangile selon saint Matthieu :
« Mais n’allez pas pratiquer la vertu avec ostentation pour être vus des hommes ; ce serait perdre toute récompense auprès de votre Père des cieux. Quand donc tu fais l’aumône, ne l’annonce pas à son de trompette ; ainsi font les hypocrites, dans les lieux de culte et les rues, afin d’être honorés des hommes ; en vérité, je vous le dis, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite et que ton aumône soit secrète, alors ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »
Elle enchaine : « Mon cher ami, mon cher frère, je vous engage à lire le treizième chapitre de la lettre de saint Paul aux Corinthiens. »
« Quand je parlerai les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurai le don de prophétie et que je connaîtrai tous les mystères et toute la science, quand j’aurai la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerai tous mes biens en aumônes, quand je livrerai mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
« La charité ne passe jamais. Les prophéties ? Elles disparaîtront. Les langues ? Elles se tairont. La science ? Elle disparaîtra. Car imparfaite est notre science, imparfaite aussi notre prophétie. Quand même donc viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait disparaîtra. Présentement, foi, espérance et charité demeurent toutes trois, mais la plus grande des trois, c’est la charité. »
Le fait d’évoquer ces extraits bibliques, Teresa se transforme, son enthousiasme devient une exaltation joyeuse, une sorte d’extase.
Tandis que nous échangeons sur les différentes réalisations des nonnes et les projets, trois jeunes novices s’approchent de Mère Teresa, l’une d’entre elle serre dans ses bras un enfant moribond. Dans une telle situation, Teresa les bénit, en guise d’extrême-onction. Elle pose ses yeux sur l’enfant, comme sur le bien le plus précieux qui soit. Elle laisse s’installer la paix en elle. Ses paupières se plissent doucement Une clarté rayonnante illumine la scène. Elle est à genoux, ses mains tiennent la tête de l’enfant dont on entend plus le souffle. La maison pourrait s’écrouler sans que cela la perturbe.
Elle câline de l’intérieur ce petit être, recroquevillé contre son corps. Ce petit être rejeté, est ramassé dans ses bras. Elle respire avec lui, elle est avec lui, intégralement. Il n’y a pas une parcelle de sa personne qui ne soit pas avec l’enfant à cet instant précis.
La densité de l’amour sidère Subha et Magda les deux religieuses qui s’agenouillent à leur tour. Elles se calquent sur la sérénité et l’immobilité de Teresa.
L’enfant est au centre de cet apaisement, le lieu du sacrifice d’elles-mêmes.
Les mots et les images n’évoquent plus rien. L’idée d’entrevoir Dieu dans cet enfant, cette petite chose non plus. Dans le salon, l’infini emplit chaque recoin, chaque interstice, chaque centimètre carré, enveloppent Teresa et ses compagnes d’une éternité.
Elles semblent imperméables aux bruits de la rue, aux inhumanités sourdes qui montent de la ville.
L’émotion m’envahit, je me retrouve dans une ambiance jamais éprouvée. Et pourtant j’ai vécu des situations déstabilisantes à travers la planète. L’enfant est emporté. Mère Teresa marque un temps d’arrêt. Je retrouve ma respiration, j’émerge à peine. J’ai entrevu le pouvoir mystérieux de cette femme. Je ne peux m’empêcher d’évoquer le sublime, le surnaturel et l’impensable. Mais je dois ressaisir.
« When in Paradise, don’t forget me… quand vous serez au ciel, ne nous oubliez pas, lui dis-je.
– But I haven’t left earth yet… Mais je n’ai pas encore quitté la terre, pour l’instant je vis, je te parle. Seul Dieu décidera pour demain, pour l’Éternité. »
Avant de prendre congé, je ne peux m’empêcher de lui poser une dernière question :
« Mais, ma mère, pourquoi votre apostolat s’est-il tourné vers les intouchables, les lépreux, vous auriez pu porter l’Evangile et essayer de gommer les castes ?
– Jean-Pierre ! que fais-tu de l’urgence ? Peux-tu manger, chanter, rire alors que ces rejetés de la société meurent à tes pieds ? Si jamais les castes disparaissaient, ce serait l’Inde qui s’effondrerait. J’ai remarqué que tu aimais les références bibliques, je te donne pour la route un petit poème hindou :
« Si tu as deux morceaux de pain
Donnes-en un aux pauvres
Vends l’autre,
Et achète des jacinthes
Pour nourrir ton âme. »
Je ne peux m’empêcher de la prendre dans mes bras, pulsion peu protocolaire. Je ne devine aucune réprobation, son sourire en témoigne. Je la quitte en lui donnant une accolade, le baiser de paix et de fraternité.
Tout lien spirituel est un lien social, et la figure emblématique de Teresa dépasse la caricature de sa médiatisation. Elle est réellement ce qu’elle représente. Non une image de magazine, mais la Mère qui projette la lumière sur l’Inde et sur le monde en cette fin du XXe siècle.
Mère Teresa n’appartient pas qu’aux chrétiens et ne doit pas être réduite à une image pieuse. Au-delà des apparences, elle rejoint les grands maîtres spirituels d’Orient et d’Occident, de François d’Assise à Ramana Maharshi, en passant par Jean de la Croix.
De telles rencontres donnent un regain d’espoir et une bouffée d’allégresse.
C’est ainsi que j’entrevois d’autres rencontres avec la Mère. En premier lieu pour mettre au point un enseignement adapté, auprès des jeunes religieuses. Je leur achète une collection de livres relatifs aux médecines naturelles. En attendant, je leur suggère de se rendre auprès de Pien, le volontaire belge, pour qu’elles voient sur place l’originalité de notre approche.
L’enthousiasme est au rendez-vous. Mère Teresa est emballée. Il lui vient l’idée de créer un Champ de la paix. Elle achète un vaste terrain en périphérie en nous réservant une parcelle pour créer le jardin médicinal. Il reste à obtenir l’accord des pouvoirs publics. Cette autorisation ne sera jamais obtenue.
En décembre 2021, j’ai pu voir dans une émission à la télé cet événement bien fâcheux.
Le refus tient probablement aux conséquences du recours aux thérapies naturelles par les 3000 religieuses œuvrant à travers les continents. Ite missa est. La messe est dite.
J’apprends que Mère Teresa a une santé chancelante, j’achète un billet d’avion via Calcutta. J’aimerais ajouter quelques mots à notre dialogue à peine interrompu.
Comme à chaque passage dans la congrégation, mère Teresa me réserve un temps qui lui est si précieux. L’âge et la fatigue commencent à faire leur effet. Mais l’accueil est toujours fraternel voire fusionnel. On commence à se connaitre.
Elle aime rigoler, elle savoure l’humour. Ainsi j’aimerais faire une photographie de nous deux. Elle me répond : tu ne crois pas qu’on va être tous les 2 ridicules = une naine au pied d’un géant !
Je ne peux qu’éclater de rire et sortir un commentaire à 2 balles « Mais ma sœur, c’est toi la géante ! »
Puis la fin arrive. Nous sommes le 5 septembre 1997.
Le Gange coule immobile, comme un miroir, l’eau du cœur de Teresa de Calcutta. Il se couvre de fleurs et d’un parfum nouveau. Son flot emportant tout, ridé comme un jour de souffrance, charriant des chuchotements, rappelle à qui l’entend que seul demeure ce qui est ! Le clapotis de ses vagues profondes murmure l’indicible.
Après le départ de Mère Teresa, la succession est déjà en place.
Rappelons que Teresa avait prévu de donner un « outil précieux » à chaque religieuse en mission à travers la planète : à savoir traiter les populations pauvres avec les remèdes de la Nature.
Sachant que les 4/5 de la population mondiale n’ont pas accès à la thérapie occidentale, la stratégie des « médecins aux pieds nus » reste la meilleure alternative.
Malheureusement, mère Teresa étant disparue, il fut intimé à la mère qui lui a succédé l’ordre de privilégier la médecine occidentale. Big Pharma veillait déjà à la protection de son Pré carré !
Trois mille religieuses se déployant à travers les différents continents pour donner des soins naturels à moindre frais eut été un très mauvais exemple pour les trusts pharmaceutiques. Ce qu’on continue de vérifier aujourd’hui avec les persécutions que subissent les médecins réfractaires qui osent prescrire les huiles essentielles ou l’Ivermectine. Il reste à ces courageux confrères à se réfugier dans les catacombes pour se mettre à l’abri. Je fais souvent référence à cette allégorie.
Pour connaitre les missions et la stratégie des médecins aux pieds nus, voir le site : www.medecinsauxpiedsnus.fr