Un anniversaire en chanson
Aujourd’hui le rendez-vous est très particulier. Ernesto Guevara de la Serna, dit le Che, fête ses 38 ans. Il est né le 14 juin 1928 en Argentine. C’est un Gémeau comme Sartre, Kennedy et moi-même. Il n’est pas question de ne pas fêter cet événement. Mais rien n’est impossible pour un gémeau !
« Je suis son frère, Monsieur : nous sommes gémeaux, et comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l’un pour l’autre ». Molière, le Médecin volant.
Me souvenant que le meilleur accueil réservé par les filles était le premier rendez-vous, je retourne dans ce tripot. Je leur explique mon intention de fêter un anniversaire parmi elles. La mère maquerelle acquiesce. Cela suppose un ensemble d’exigences : nous réserver la salle, acheter une bouteille de whisky, disposer d’un tourne-disque et d’un disque avec les chansons de l’Amérique latine.
Justement Théodorine a un « client riche » à savoir un Brésilien qui pourrait disposer de ces 2 éléments (tourne-disque et disque).
Le lendemain je me pointe vers 17h. Sur une table, j’avise une bouteille de Chivas (an 6), un tourne-disque et le disque ; Théodorine a tenu parole. Vers 20h le Che, surgit, l’air essoufflé ; il s’excuse pour son retard. Il est surpris de découvrir ce nouveau décorum. Il me donne l’accolade tandis que la musique retentit, avec la bamba qu’il m’avait fredonné lors d’une soirée. Pétrifié, il me fixe et je vois surgir des perles dans ses yeux. Les filles se mettent à danser. Il les accompagne dans un déhanchement effréné. Le Chivas achève de nous désinhiber. On est dans un état second. Il chante à gorge déployée. Toutes les chansons brésiliennes défilent… Ernesto déborde de sérotonine.
– Viens mon frère, viens que je te serre dans mes bras ; j’ai déjà vécu des moments de bonheur mais aujourd’hui j’ai failli mourir d’émotion. Vraiment tu es génial ! c’est mon plus bel anniversaire ! Bientôt on va devoir se quitter, ce sera un déchirement ! Jean-Pierre !… Je te propose une belle aventure. Je pars bientôt en Bolivie. Tu ne seras pas dépaysé, tu connais les contextes de la guerre. Des gens nous attendent, ce n’est pas la foule. Le seul problème, c’est ton mètre quatre-vingt-dix, tes cheveux blonds, tes yeux bleus, mais bon… Si on s’en sort, on pourra aller faire un tour au Vietnam et au Guatemala.
(En 1968 j’irai seul au Vietnam durant 7 ans et en 1990 au Guatemala, avec mon association humanitaire).
– OK pour le Vietnam et le Guatemala. Pour la Bolivie, je préfère suivre ton aventure via les médias. Là-bas, les risques sont trop grands, la victoire est très problématique. As-tu pensé à ta famille, à tes enfants ? « Mourir pour ceux qu’on aime » doit te rappeler quelqu’un.
– Tu me mets en croix alors que je suis toujours ici, bien vivant. Je vais me battre, rassure-toi ! Il y aura d’autres rencontres, d’autres échanges, nous visiterons pas mal d’autres tripots ! J’y ai pris goût ! Ensuite le Viet Nam et Guatemala qui me tiennent à cœur »
Lors de nos entretiens, le Che prend des notes sur un carnet, je serais tellement heureux de le parcourir !
Les bières s’enchaînent. Toutes les demi-heures, nous allons soulager nos vessies dans l’arrière-cour où l’on retrouve un combattant cubain noir en armes qui veille sur son commandant. Le Che est totalement libéré, le niveau de la bouteille du Whisky baisse, il se confie et enchaine des conversations dignes d’un jeune troufion. Il a un faible pour le thème du sexe et aime évoquer ses conquêtes féminines ; le sujet revient comme un leitmotiv. Il m’avoue n’avoir jamais tant parlé de cul qu’avec moi. Une bière de plus et j’ai droit à l’énoncé de ses conquêtes les plus médiatisées.
– A toi qui a su enrayer une pathologie inguérissable avec nos produits chimiques, je vais te révéler mon secret, j’aurais voulu devenir un biologiste célèbre, comme Pasteur ou Claude Bernard. J’ai été assistant du Dr Salvador Pisani, un allergologue mondialement connu, j’ai aussi fait l’expérience du travail de laboratoire. Et à la fin je me retrouve débarquant à Cuba pour y lancer la révolution. Tu vois, comment le parcours d’un homme est bizarre. Notre destin est-il tracé dès la naissance ?
– Autrement dit tu recherchais la célébrité peu importe les moyens employés. Par ailleurs, je signale que Pasteur était un beau tricheur, c’est Béchamp qu’il faut honorer et qui n’est mentionné nulle part. Avant de se quitter, j’aimerais t’offrir un petit cadeau pour ton anniversaire et te parler d’une plante magnifique, qu’on n’ose pas exploiter et qui pourrait sauver des millions de gens ; ce petit arbuste des sous-bois de forêt s’appelle l’Iboga. Il est répandu au Gabon, au sud-Cameroun, au Cango-Brazzaville et à Madagascar. En thérapeutique, les écorces de racines produisent des effets stimulants dans les asthénies physiques. Mais en grosse quantité la racine d’Iboga est un hallucinogène dont l’emploi est réservé aux cérémonies d’initiation chez diverses sociétés, le Bwiti chez les hommes, l’Ombuiri chez les femmes.
L’absorption des râpures d’écorce de la racine détermine une sorte d’ébriété, d’hébétude, de torpeur puis on voit apparaître les manifestations hallucinatoires. Les cérémonies initiatiques éprouvantes, entrecoupées de périodes de somnolence et d’excitation, durent plusieurs jours.
Depuis quelques années on s’intéresse à l’action antidrogue de la racine. En prenant les deux alcaloïdes à savoir l’ibogaïne et la tabernathine aux doses élevées de 500 mg à un gramme, on constate chez l’héroïnomane et le cocaïnomane un stade d’excitation puis d’hallucination et un sommeil profond de quelques heures et miracle ! au réveil le sujet ne ressent plus le besoin d’héroïne ou de cocaïne. Il y aurait interférence de l’ibogaïne sur les récepteurs de ces drogues. Que n’offre pas la Nature, pour les pécheurs !
– Je retiens ce nom d’Iboga, cette plante ferait l’affaire de millions de drogués, j’en connais pas mal !
Pour une des dernières rencontres, Ernesto me donne rendez-vous le long du lac Tanganyika, région que je connaissais (le cousin de mon père possédait des plantations de thé et de café). C’est non loin de là que Che Guevara s’était replié. Les Congolais lui ont construit une hutte en torchis sur une rive du Kibamba, au pied d’une montagne-falaise qui domine le lac. L’ancien grimpeur des volcans mexicains l’escalade en quelques enjambés pour parvenir au sommet, à quelque douze cents mètres de sa planque. Quant au camp de base, il est établi à six cents mètres d’altitude sur un mont dominant la brousse, véritable forteresse inexpugnable.
J’en ai profité pour soigner quelques malades sous le regard médusé de mon confrère. On s’est pris en photo. Il tient un gros bébé noir, la pipe de côté. Il aimait faire voltiger les enfants dans ses bras pour les apprivoiser.
Pourvoyeur en plantes médicinales
Par ailleurs, le confrère continue de me harceler pour que je lui parle de plantes qu’il pourrait exploiter, de retour dans sa ferme à Cuba ; je devenais son rabatteur de plantes africaines, qui constituent leur pharmacopée et leur pharmacie bon marché et disponible. Je lui désigne une humble plante nommée Euphorbia hirta, une petite ombellifère très efficace contre les amibiases. Prise en décoction elle anéantit les parasites qui foisonnent en zone tropicale.
Cette plante l’a d’autant plus interpellé qu’elle a un effet positif sur l’asthme. Il a aussi été intéressé par les feuilles de coca pour donner la gnac à ses guerriers africains qui en avaient bien besoin. Par ailleurs le Che a reconnu le Chrysanthellum africanum qui lui a rappelé le Chrysanthellum americanum de Cuba qui dissout les calculs rénaux et soigne les hépatites. Je lui ai alors donné d’autres plantes et de nouvelles graines que j’avais apportées avec moi. Je sais qu’il a ramené un petit moulin à moudre que j’ai reconnu plus tard dans sa ferme agro-médicinale de Jovellanos entre la Havane et Santa.
Je n’ai pas manqué de lui parler du Pausinystalia yohimbe que l’on trouve au Gabon et au Congo, où les noms vernaculaires signifient « nuit blanche » du fait que les écorces de l’arbre ont une réputation tonique et surtout aphrodisiaque.
– Dis Viking, tu sembles bien connaitre cette écorce ! Tu es un véritable botaniste et sexologue, je pourrais te recommander dans une université cubaine pour obtenir une chaire prestigieuse
– Tu vois certaines plantes sont bien magiques et facilement exploitables ! Je vais te parler du Kigelia africana dont le nom vulgaire est le Saucissonnier, une plante bizarre et réservée au traitement de la stérilité. Les fruits d’une forme ronde servent à faire grossir les seins des jeunes filles. On peut y voir une vérification de la « théorie des signatures » étant donné la forme suggestive de ces fruits. Les fruits sont caractéristiques en forme de saucisson arrondis aux deux extrémités et portant de nombreuses graines. C’est la pulpe des fruits mûrs qui, mise à bouillir dans l’eau, donne une solution utilisée en frictions pour faire grossir les seins. Curieusement les seules molécules trouvées dans le fruit sont des stérols dont la structure se rapproche de celles des hormones responsables de ce phénomène. Décidément, la Nature et le Créateur ont pensé à la santé des hommes sans oublier les femmes !
– Dis cher catho ! tu n’aurais pas une toute dernière pour la route !
Evidement j’en ai toujours une en réserve, maintenant je connais son violon d’Ingres. Que ne ferais-je pas pour l’inonder de bonheur ! l’arbre dont je vais lui parler a toujours frappé l’imagination pour sa forme grotesque et sa grosseur, c’est le baobab appelé Adansonia digitata pour les botanistes. Il est considéré comme arbre sacré. Toutes les parties de la plante sont utilisées. En dehors de ses usages alimentaires, elle est : antidiarrhéique, antirachitique, anti-inflammatoire, etc.
C’est un arbre qui peut atteindre 25 mètres de hauteur avec- un tronc énorme pouvant mesurer 8 mètres de diamètre. Les feuilles blanches pendent à l’extrémité d’un pédoncule et donnent des fruits ovoïdes appelés « pain de singe » contenant des graines noires noyées dans une pulpe farineuse blanche. C’est un aliment précieux pour des gens démunis. Les feuilles contiennent le pourcentage le plus élevé de calcium et un abondant mucilage qui gonfle dans l’eau et permet une meilleure digestion. En cas de diarrhée, on mélange la pulpe du fruit séchée après avoir enlevé les graines, dans l’eau ou du lait, que veux-tu de plus !
Le confrère est émerveillé. Déjà il imagine planter des baobabs dans son centre d’expérimentation agro-botanique industriel !
Mais ce qui me chagrine, c’est de le voir s’embarquer dans une aventure incertaine et mal préparée.
Je n’arrive toujours pas à comprendre sa décision d’aller en Bolivie avec une poignée de combattants.
– Si j’ai bien compris tu veux que je devienne révolutionnaire ! En premier lieu je te signale que j’ai une peur bleue de la mort.
– Pourquoi avoir peur ? dans la mort au combat on deviendra célèbre !
– Ernesto ! t’es entrain d’élucubrer ! T’as perdu la tête ! Certes toi tu connaitras une gloire post-mortem, quant à moi je ne tiens pas à brouter les pissenlits par les racines !
Les semaines passent vite. La date de son départ pour la Bolivie est fixée. A cet instant, je me demande ce que sera son destin. Le séjour africain du Che s’étire jusqu’en mars 1966 et tourne court, faute d’unité révolutionnaire.
De notre ultime rencontre, je conserve le souvenir d’un Che plaçant dans son sac les graines que je lui donnais, en me précisant qu’elles seront moulues par le petit moulin qu’il venait d’acheter. Son accolade, l’abrazo disent les Argentins, sera plus intense que les autres fois ; j’ai compris là que je ne le verrai plus. Je lui ai dit au revoir alors qu’il s’agissait d’un adieu.
Il rentre directement à la Havane où il prépare sa nouvelle expédition.
On sait combien le pouvoir américain est déterminé depuis le début des sixties à éliminer la trilogie de la Révolution cubaine : les frères Castro, Fidel et Raul, et le Che. Dans le double but d’éradiquer le communisme qui le provoque à sa porte et ainsi récupérer l’île pour y relancer très probablement le commerce.
Au départ, il dispose d’un groupe de cinquante-trois révolutionnaires, dont plusieurs ne sont ni préparés ni sûrs, à la place des deux cent cinquante hommes fin prêts et triés sur le volet. A l’arrivée, ils seront finalement vingt-sept guérilleros, pour combattre des milliers de soldats boliviens encadrés par des agents de la CIA.
Il est entré en Bolivie sous un faux nom pour fomenter une insurrection. Mais le soulèvement ne prend pas. En octobre 1967, les guérilleros doivent se replier près du village de La Higuera. Encerclé par des milliers de soldats, il résiste trois heures avant d’être blessé d’une balle à la jambe et enfermé dans une école. Les ordres arrivent le lendemain, en direct de la présidence : « 500-600. » Le premier chiffre désigne le Che ; le second la sentence qui lui est réservée : l’exécution.
Pour qui sonne le glas ?
Face à 5000 soldats boliviens, que pouvait faire le commandant Che Guevara ? Et pourtant !
La résistance des guérilleros du Che stoppe la progression de l’armée bolivienne. Mais les possibilités d’échapper en plein jour à des milliers de soldats concentrés dans la région, sont pratiquement inexistantes, sur des parois abruptes qui se terminent par une zone dépourvue de végétation, où les hommes serviraient de cibles comme au tir aux pigeons
Lorsque le Che veut à son tour s’échapper du piège avec les cinq compagnons qui lui restent, l’armée a bouché toutes les issues. Espérant toujours forcer le passage, Ernesto se met en marche en soutenant son compagnon El Chino qui est sourd, qui, de plus, y voit mal malgré ses épaisses lunettes, et dont les pieds ont été cassés au cours d’un interrogatoire à Lima. Ne pouvant marcher normalement, il s’appuie, sur le Che pour rejoindre lentement le point de ralliement prévu, situé à plus d’un kilomètre. Avant d’arriver à la petite plate-forme, El Chino trébuche, égare ses lunettes et se met à quatre pattes pour les chercher. Le Che tente de l’aider. Ils sont alors dans la ligne de mire d’un nid de mitrailleuses ; les soldats ouvrent le feu et le Che est atteint au bas du mollet droit. Il riposte, mais sa carabine M-1 est mise hors d’état par une balle qui la transperce. Ernesto saisit alors son revolver pour s’apercevoir qu’il ne possède plus de munitions ; seule lui reste sa dague Solingen. Les deux hommes parviennent néanmoins à gagner la plate-forme.
L’urgence est maintenant pour le Che de stopper l’hémorragie. Près du torrent qui charrie une eau sulfureuse, imbuvable, il s’assied sur le sol, sort son mouchoir, l’entortille pour en faire un garrot, qu’il fixe au-dessus de sa blessure. Le bruit des détonations et des grenades l’empêche d’entendre l’ennemi approcher, d’autant qu’il est concentré sur ce qu’il fait. Le guérillero héroïco si cher aux Cubains, le révolutionnaire le plus redouté de la planète, ne va plus tarder à être à la merci de l’ennemi.
La colonne composée de Che, de ses derniers compagnons dont Regis Debray, entre vers 19 h 30 à La Higuera, où scintillent les faibles lumières des lampes à kérosène. Les habitants émergent silencieusement de la nuit pour regarder passer ce qui reste des guérilleros, avec un mélange de respect et d’effroi. Les militaires boliviens accompagnent le Che jusqu’à la petite école d’adobe, au sol de terre battue, et lui ordonnent de s’asseoir dans une des salles de cours, où ils déposent également les cadavres.
Un commandant s’avance, insulte le Che, le somme de parler, s’en prend à sa barbe avec tant de violence qu’il en arrache une touffe. Pour toute réponse, il reçoit une gifle d’Ernesto, du revers de ses deux mains attachées.
Trois militaires se partagent le butin, dont quatre montres Rolex, la dague Solingen du Che, un pistolet allemand calibre 45, ainsi que des dollars américains. Le commandant du régiment s’approprie la musette d’Ernesto, contenant des rouleaux de photos et un petit livre vert où il avait recopié plusieurs poèmes, dont le Canto general du Chilien Pablo Neruda. Également des cartes d’état-major de la région, annotées et actualisées par le Che. Les broutilles sont abandonnées aux soldats. Avant qu’ils ne se les partagent, une bolivienne, intercepte quelques objets quelle cachera comme des reliques, notamment la timbale et le couteau d’Ernesto.
Un agent de la CIA s’acharne sur Ernesto pour tenter de lui arracher des renseignements. Vers 11 heures, Zenteno, de retour sur les lieux, est averti de la décision d’exécution. Pendant que la jeune maîtresse d’école, apporte une soupe au Che, un colonel propose de régler l’affaire lui-même. Il est finalement décidé de choisir entre les trois sous-officiers qui se sont portés volontaires pour accomplir la besogne, et l’on opte pour le sergent Mario Teran, dont c’est justement l’anniversaire.
Le sergent commence par aider le Che à se lever du banc d’écolier sur lequel il attendait sereinement. Mais la peur l’envahit, au point qu’il est incapable d’accomplir son geste. Le Che l’encourage à en finir :
Tire, n’aie pas peur ! Tire !
Le soldat tremble. Il racontera :
Ses yeux brillaient intensément. Il m’a fasciné. Je l’ai vu grand, immense…
On le fait boire un alcool, mais cela ne suffit pas, son doigt se refuse toujours à appuyer sur la gâchette. A ce moment-là, on entend une première rafale dans la pièce voisine, puis une seconde, et le Che comprend que c’en est fini de ses compagnons.
À 13h10, les officiers boliviens poussent tant et tant Teran à accomplir sa besogne qu’il finit par obtempérer. Il lâche une rafale de sa UZI belge en fermant les yeux ; elle est mal ajustée et le Che est toujours en vie. Une balle dans le cœur vient l’achever, un ecclésiastique prononce une oraison funèbre, avant de nettoyer les tâches de sang et de ramasser les douilles des balles fatales. Puis, le corps est emporté.
Pendant que les «vainqueurs» célèbrent l’événement à l’hôtel Santa Teresita de Valle Grande, le prêtre Roger Shiller donne une messe pour le Che dans la petite église de La Higuera, pleine à craquer. Pieusement, les fidèles lèvent des bougies à la mémoire du défunt. Et dans la nuit, l’homme d’Eglise lance un terrible anathème : « ce crime ne sera jamais pardonné. Les coupables seront punis ».
Le lendemain 10 octobre, premier jour de l’après-Che Guevara, son corps est exposé dans la morgue improvisée, pour que la population puisse vérifier qu’il a bel et bien quitté ce monde, on lui coupe ses deux mains pour les envoyer à la Havane. Dans le jardin de l’hôpital, la longue procession des Boliviens s’étire, les petits Andins retiennent leur souffle.
La bonne sœur Maria Munoz dit, dans le livre « La CIA contre le Che » : « Un silence singulier régnait. Pas une parole n était prononcée. Il nous regardait, il paraissait vivant. » À la manière du Petit Prince de Saint-Exupéry : « J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai. » Comme pour lui redonner vie, ses yeux, devenus si étrangement bleus, ont été rouverts.
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Depuis sa mort il y a cinquante ans, le Che est devenu un mythe. Et s’il est un peu passé de mode, son visage iconique continue à exercer une réelle fascination. Mais que peut-on apprendre de plus sur ce personnage sur qui tout semble avoir été dit et écrit ? C’était sans compter sur Jean Cormier, ancien grand reporter du « Parisien », qui a continué à fouiller le passé, en convoquant les souvenirs d’Alberto Granado, son ami d’enfance et de survivants de la guérilla.
En disparaissant, il laisse derrière lui une aura emblématique qui fera le tour de la planète. La photo du Che mort, icône de la lutte armée, s’ajoute à cette autre photo, prise sept ans plus tôt à La Havane, sur laquelle il apparaît en treillis militaire, avec son béret à l’étoile rouge. Ces deux représentations vont lui conférer sa dimension quasi-mystique.
Ma rencontre avec un tel personnage haut en couleur me poursuit et parfois me hante. Je suis tour à tour perplexe et admiratif. J’ai toujours été attiré par les rebelles et autres contestataires. Les civilisations ont besoin d’électrons libres pour secouer le cocotier. Autant l’aventure de Mai 68 ne m’a pas emballé (elle me semblait dérisoire par rapport à ce qui se passait dans le reste du monde), autant le parcours du Che m’a impressionné. Parfois qualifié de « machine à tuer » ou de « petit boucher », cet homme courageux, fanatique, parfois cruel, a mobilisé les passions les plus contradictoires. Sa légende traverse le temps. Si l’on admet à l’heure de l’Internet que la popularité d’un homme se mesure au nombre de sites qui lui sont consacrés, Ernesto Guevara reste encore, cinquante-cinq ans après sa disparition, un héros indéfectible. Les multiples biographies qui lui ont été consacrées rappellent la destinée insensée de cet enfant issu de la bourgeoisie argentine.
J’ai eu l’occasion, en 2011, de découvrir, lors d’un voyage à Cuba, la ferme médicinale du Che et de discuter avec les guérilleros qui l’ont accompagné. Puis, je me suis rendu à Santa Clara visiter le mausolée du Che. Je me suis accroupi pour voir, au ras du sol, dans une vitrine, sa poire à Ventoline. Ça m’a bougé les tripes et, là, à quatre pattes, j’ai pleuré comme un môme… Tout son vécu a resurgi.
Les restes du Che se trouvent à Santa Clara, la Ville-Lumière sanctuarisée pour perpétuer sa guerrière image. Restes ramenés de Valle Grande où ils avaient été enterrés après son assassinat, dans cette partie de la Bolivie qu’est le Nancahuasù, si proche de sa chère Argentine, en fait à la porte de chez lui. Il n’y aura jamais de fleurs sur sa tombe, il fut enfoui sous terre pour le faire disparaître à jamais. Ce dernier objectif à rater.
Le prix à payer dans le capitalisme est que l’hypothétique épanouissement de l’individualité passe toujours par l’écrasement des autres. « C’est formidable de voir ces nouvelles générations qui résistent en voulant proposer autre chose… Non, le Che n’est pas mort ! … »
En guise de conclusion
Je ne peux que citer la postface d’Edgar Morin, le grand penseur et philosophe : « Le Che a incarné la grande religion des révolutions du XXe siècle qui naissaient, ou renaissaient, dans le monde. Le fait d’être mort jeune, décharné, exposé sur un lavoir, après une fin de vie dans la montagne qui rappelle le Calvaire, ne peut qu’évoquer le Christ. On peut donc parler de mort christique pour le Che Le visage juvénile et ardent qu’il laisse ajoute à sa légende ».
Le Che cherchait un système alternatif. Son « Homme nouveau » ne pouvait pas advenir par la violence et l’autorité du Parti-État.