« C’est fou, le nombre de gens tatoués » !

C’est évidemment une phrase de non-tatoué. Il y aurait une sorte de frontière entre eux et nous, tracée à l’encre invisible avec une pointe d’à priori !

Toutes générations, tous milieux sociaux et horizons confondus, ils sont de plus en plus nombreux en France à se laisser tenter par le tatouage. Désir d’esthétisme, tentative de renouer avec son corps, affirmation de soi…

Le tatouage est un prolongement de soi, une affirmation de son identité. Il s’inscrit toujours dans le cadre du récit personnel et peut être notamment motivé par le passage à une nouvelle étape de la vie, par l’expression de ses valeurs, par l’esthétisme ou pour créer un mythe propre.

Longtemps jugée vulgaire, la pratique du tatouage – alors perçu comme inesthétique – s’est démocratisée puis banalisée au sein de la population française depuis plusieurs décennies. Au fil des années, elle est parfois même devenue «branchée», notamment quand elle est passée au filtre de la créativité des plus grands couturiers, tels Jean Paul Gaultier ou Vivienne Westwood. Autrefois prisée des esprits rebelles et marginaux, et souvent synonyme de rejet de la société, cette mode touche désormais presque toutes les couches de la population.

Comme la majorité des « primo-tatoués », ils se sont présentés au départ avec les mêmes questions. Dans l’ordre : le prix, la douleur, l’irréversibilité et l’éventuelle lassitude.

Notons que les futurs porteurs d’encre ont des parcours, des profils, des styles de vie, des physiques et des textures de peau qui diffèrent. Et leurs motivations, leurs démarches et leurs quêtes ne sont pas toutes semblables.

Des tatoués célèbres

On le sait peu mais beaucoup d’hommes de pouvoir – rois et chefs d’Etat – sont ou étaient tatoués. C’était notamment le cas de Winston Churchill, qui portait une ancre avec cordage dessinée sur l’avant-bras, mais aussi des cousins Franklin Delano et Theodore Roosevelt, anciens présidents des États-Unis, qui arboraient sur la poitrine le blason familial. Et avant eux, le tsar Nicolas II de Russie qui avait profité d’un voyage au Japon, en 1891, pour se faire tatouer un dragon oriental sur le bras. Tout comme George V, roi d’Angleterre, qui avait cédé aux sirènes du tattoo au Japon, en optant pour un dragon rouge et bleu.

Il ne faut pas oublier qu’au fil de son histoire, l’usage du tatouage en Occident a beaucoup évolué. Dans les grandes cours d’Europe, on voyait des tatouages dans les salons mondains. Au début du XXe siècle, des tatoueurs jouissaient même d’une certaine renommée, à l’instar du londonien MacDonald qui était surnommé le «Michel-Ange du tatouage» et reproduisait des tableaux célèbres sur les peaux de ses clients. Puis l’usage s’est fait plus revendicatif, devenant davantage l’apanage des mauvais garçons ; il était parfois pratiqué avec des outils rudimentaires, notamment dans les prisons. Si cette image persiste encore dans certains foyers aujourd’hui, la pratique s’est tout de même démocratisée et le tatouage a perdu une grande part de sa valeur transgressive. De nombreux artistes, chanteurs, comédiens n’hésitent pas à se faire tatouer. Il y a même une forme de réussite sociale derrière cette pratique.

Moins étonnant, parmi les tatoués célèbres, on compte aussi beaucoup de joueurs de foot qui, de Zlatan Ibrahimovic à David Beckham, en sont recouverts.

Bon nombre d’acteurs de cinéma et de rock stars plaident aussi la cause du tatouage. Même l’iconique star de cinéma française Catherine Deneuve, dont le creux de la nuque s’orne d’une tortue réalisée à l’encre noire. Symbole de sagesse, de protection et de longévité. De quoi, peut-être, convaincre les derniers réfractaires !

Tout anthropologue est concerné par le tatouage

Des tatoués rencontrés dans la rue ont accepté de m’expliquer les aléas de leur tatouage : Cette fleur sur mon cou ? C’est parce que je me sens aussi animale que végétale. La coccinelle sur mon bras ? Parce que ça porte chance. L’oiseau sur mon poignet ? C’était après un cancer. Une femme m’a confié que chacun de ses tatouages correspondait à un deuil. Une autre s’est tatouée à la naissance de son fils. Un couple de mariés très chics m’a fièrement montré ses alliances : deux tatouages anthracite autour du majeur. Un garçon s’est tatoué après avoir réchappé d’un accident.

Il y a ceux qu’on montre et ceux qu’on garde pour soi ou pour l’amour.

Leurs tatouages nous disent: « Je ne suis pas celui que tu crois. » Et parfois plus : « Voilà qui je suis » ou peut-être « Je te présente qui j’ai envie d’être » ou encore « Regarde comme j’ai aimé ». Les tatoués à fleur de peau peuvent parler à livre ouvert.

Sous un tatouage, un vrai, il y a souvent un chemin de loyauté et une prestation de serment. D’une conversation avec un tatoué, il reste toujours un petit quelque chose d’important, d’indélébile, parfois une douleur qui finit de rougir sur les braises du souvenir. Une confidence, un secret partagé qui n’appartient pourtant qu’à eux.

S’ils sont nombreux à évoquer les aléas d’un tatouage dans le milieu professionnel, les porteurs d’encre parlent aussi volontiers de la protection que ces derniers peuvent leur conférer. En choisissant des dessins à la symbolique clairement identifiée, ils ont souvent l’impression de s’offrir un porte-bonheur à vie. À chaque motif sa signification. Dans cet univers, l’hirondelle serait synonyme d’espoir et de liberté, l’aigle de puissance et d’élévation spirituelle, l’ancre de marine également d’espoir. Le requin de sécurité. La lune de féminité et de fertilité. Le cerf de renouvellement perpétuel – en rapport aux bois du cerf qui repoussent sous une peau rase. Le serpent de changement et de renaissance — en rapport cette fois à la mue de l’animal qui entraîne la chute de sa peau et la création d’une nouvelle.

Celle dont le bras s’orne déjà d’un petit dessin représentant les trois religions n’a aucun doute sur le choix de son futur tatouage. « Je sais que c’est difficilement compréhensible, mais avec cet œil je me sentirai plus forte. Je le vois comme un signe de protection et de chance. J’ai l’impression qu’il ne pourra rien m’arriver », explique-t-elle.

Pour d’autres, cette pratique permet aussi de renouer avec leur corps. À la différence de la chirurgie esthétique, le tatouage joue la carte de la symbolique. C’est une démarche de reconstruction plus profonde. Les femmes – plus nombreuses que les hommes dans ce cas de figure – qui ont testé parlent même de renaissance. Elles font bien le distinguo entre les deux pratiques. « Je fais très attention à mon physique. Dans le cas présent, la chirurgie esthétique ne réussirait pas à venir à bout de mon complexe de la même façon. Ce serait bien plus superficiel », analyse-t-elle. Une pratique encore méconnue, qui change le regard sur le tatouage et à laquelle de plus en plus de primo-tatoués ont recours. « C’est un genre de tatouage réparateur, à la limite du soin thérapeutique, expose Louis Lacourt, tatoueur célèbre et le patron du Château d’encre.

Le revers de la médaille

Se faire injecter de l’encre sous la peau n’est jamais anodin. Si les risques du tatouage sont aujourd’hui mieux maîtrisés, en particulier grâce à une législation portant sur la formation des tatoueurs et sur la composition des encres, ils n’ont pas disparu. Alors que le phénomène est en hausse et concerne les deux sexes – 20 % de la population française est tatouée, et même plus de 30 % des moins de 30 ans – il est impératif de se renseigner sur la formation du tatoueur, sur les encres qu’il utilise et les procédures d’hygiène mises en œuvre.

L’allergie est la cause la plus fréquente de consultation pour une complication liée au tatouage. Cette allergie survient principalement avec des encres rouges ou de couleur dérivée comme le rose ou l’orange. « Ces allergies apparaissent le plus souvent des mois, voire des années après la réalisation du tatouage, explique le docteur Nicolas Kluger, dermatologue à l’hôpital Bichat (Paris), il s’agit probablement d’une allergie à un produit de dégradation de l’encre de tatouage qui apparaît au fil du temps. Ces allergies sont pénibles pour la personne tatouée. La peau gonfle, démange, avec une réaction inflammatoire chronique, au niveau de la zone du tatouage. Le diagnostic est facile à faire. Pour le traitement, une crème à base de corticoïdes peut être suffisante. Des infiltrations de corticoïdes peuvent cependant être nécessaires. Si malgré tout l’allergie ne disparaît pas, un détatouage au laser doit être envisagé. Dans le pire des cas, une exérèse chirurgicale de la peau tatouée peut être réalisée. Elle laissera forcément une cicatrice.

Le risque d’infection a considérablement diminué depuis que la formation à l’hygiène et aux règles d’asepsie est obligatoire pour tous les tatoueurs officiels et déclarés comme tels.

Les tatoueurs utilisent désormais du matériel à usage unique, des autoclaves pour stériliser leurs instruments, des produits pour désinfecter la peau. Des infections par le virus VIH en France n’ont jamais été vraiment documentées après tatouage. Quant aux infections par les virus de l’hépatite B et C, associées au tatouage, elles ont disparu.

Il n’y a, pour l’instant, aucune preuve pour affirmer que le tatouage augmente le risque de cancer, qu’il soit cutané ou interne. Les nanoparticules d’encre passent dans la circulation sanguine, l’impact de ce passage n’est pas connu. Chez les personnes tatouées, les ganglions de la zone du tatouage deviennent colorés. Cela est visible lors d’une intervention chirurgicale. Si le tatouage est sur les bras, les ganglions sous les bras seront colorés, s’il est sur les jambes, ce sont ceux du creux inguinal. Mais ces ganglions fonctionnent normalement. Il n’y a pas de preuve de risque accru de lymphomes chez les personnes tatouées.

Toutefois, selon une étude européenne, des composants contenus dans l’encre des tatouages seraient cancérigènes. L’Union européenne a décidé d’interdire depuis le 4 janvier 2022 certaines encres colorées – rouges, oranges et jaunes – et, dès 2023, les pigments bleus et verts. Cette interdiction provoque la colère du milieu.

Un écueil majeur !

S’il s’agit de faire un IRM ou un scanner les rayons seraient bloqués par le tatouage, c’est ainsi que les organes ne seraient pas identifiés.

Cet enthousiasme pour ce marquage corporel indélébile peut surprendre dans notre monde de plus en plus dématérialisé… Elle ramène au moment présent et signifie l’engagement pris vis-à-vis de soi-même.

Cette forme d’engagement définitif interpelle forcément, dans une société où on est de plus en plus autorisé à changer d’avis et à ne pas s’engager vraiment. Imprimer sur son corps une marque indélébile modifie le rapport à celui-ci et le sacralise. C’est un rite de passage intéressant, dans une société humaine où il y a de moins en moins de place pour le sacré. La douleur, qui n’est pas tellement dans l’air du temps, fait aussi partie du processus.

Malgré la normalisation de la pratique, certains jugent encore ces modifications du corps vulgaires et inesthétiques, qui est toujours lié aux stéréotypes autour du tatouage. Et cela dépend aussi du milieu professionnel dans lequel on évolue. C’est surprenant toutefois de voir que dans le monde médical, beaucoup d’aides-soignants et de personnels hospitaliers sont tatoués. C’est peut-être un signe que les mentalités continuent d’évoluer sur le sujet.

Qu’en pensent les poètes ?

Qu’est-ce qu’un tatouage ? C’est une amulette permanente, un bijou vivant qu’on ne peut enlever parce qu’il est consubstantiel au corps. C’est le corps fait bijou, et partageant l’inaltérable jeunesse du bijou (…) Quant à l’âme du tatoué, elle participe de l’indélébilité du tatouage qu’elle traduit dans son langage à elle pour en faire vertu de fidélité. Si un tatoué ne trahit pas, c’est que son corps le lui interdit. Il appartient indéfectiblement à l’empire des signes, signaux et signatures. Sa peau est logos. (…) le tatoué ne parle ni n’écrit : il est écriture et parole.

Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar,

Tous (les Jivaros) ont le cou orné de colliers de dents d’animaux ou de graines colorées. Leurs oreilles percées portent des fragments de bois ou de bambous. Ce déploiement de coquetterie se complète par des morceaux de vanille ou de racines odoriférantes. Ils se tatouent les bras, les jambes et le visage de larges raies rouges. Les femmes se peignent seulement le haut de la lèvre inférieure et se ponctuent les avant-bras, les poignets et les chevilles. Ces tatouages sont indélébiles et se font avec une résine appelée urrucaï.

B. Cendrars, Moravagine.