Un médecin français oeuvrant en Afrique se heurte à des pathologies typiquement tropicales, extrêmement redoutées parce que rebelles aux traitements courants. Face aux épidémies virales si présentes, les antibiotiques sont inopérants, notamment dans l’ulcère phagédénique des membres inférieurs. J’avais découvert cette pathologie due à un fuso-spirillaire difficilement guérissable à Lambaréné au Gabon auprès du Dr Schweitzer.

Je retrouve cette pathologie à l’hôpital de Ruhengeri, la 2° ville du Rwanda, où je fais mon service militaire au titre de la Coopération. Elle se caractérise par une ulcération extensive, accompagnée d’une nécrose étendue des tissus et de l’os. Ce mal est si douloureux que les contaminés parfois se suicident, tandis que certains préfèrent que l’on ampute le membre atteint plutôt que d’endurer ce supplice quotidien. C’est ainsi que je dois pratiquer à la chaîne des interventions d’un autre temps destinés à les amputer du membre atteint. J’effectue alors une anesthésie péridurale qui permet au patient de rester conscient lors de l’opération, je scie le plus bas possible le membre, au ras de la lésion. L’étape la plus délicate est le « sciage » de l’os, dur comme du « bois des îles ». Pendant plus de vingt minutes, arc-bouté sur le tibia, je scie bruyamment dans un mouvement alternatif énergique. Pour épargner à mon opéré l’épreuve supplémentaire du bruit qui amplifie son angoisse et risque de le mettre en collapsus, je fais appel à des « tousseurs ». Des jeunes gens déguisés en chirurgiens, engagés contre un sandwich, sont là pour couvrir le son saccadé et si anxiogène. Ils chantent ou braillent à tue-tête. Je suis obligé de renouveler les équipes toutes les cinq minutes. Je n’imaginais pas que tousser sur commande pouvait être aussi exténuant !

Les momies d’Egypte

Pour un médecin, rien n’est plus frustrant que de mutiler un jeune homme à vie. Toutes ces amputations sont des pis-aller ; elles motivent ma quête pour trouver une solution plus adéquate. C’est ainsi que je me remémore les procédés de conservation utilisés par les embaumeurs de l’Egypte antique sur les momies ; leurs techniques magiques permettaient d’éviter la putréfaction des chairs. Pour cela ils imprégnaient les corps de carbonate de sodium appelé « natron » et d’extraits aromatiques qui étaient en quelque sorte les précurseurs des huiles essentielles.

Je décide de tester certaines de ces huiles essentielles bactéricides. N’en disposant pas sur place, je réalise un alambic rudimentaire avec une cocotte-minute et un serpentin fabriqué par le forgeron du bourg. Par ailleurs, le Rwanda est couvert d’eucalyptus radiés. L’huile essentielle extraite de cet arbre est antivirale et antibactérienne. J’applique quelques gouttes sur la plaie infectée, deux à trois fois par jour. Des résultats surprenants se manifestent dès la première semaine. Trois semaines plus tard, la plaie est propre. Après un mois, un bourgeonnement apparaît, suivi d’une cicatrisation manifeste. La pathologie redoutée est en voie d’éradication. La rumeur de cette découverte inespérée sur un tel mal se répand vite dans la région des Grands Lacs. Che Guevara qui guerroyait dans la région apprend la nouvelle.

Un après-midi, sur le parvis de l’hôpital, je suis abordé par un adolescent africain du nom de Freddy Ulanga qui deviendra neurochirurgien à la Havane. Il m’informe que le docteur Ernesto Guevara, venu se mettre au service de l’utopie révolutionnaire au Sud-Kivu et ayant appris un tel succès thérapeutique, souhaite faire ma connaissance. Le rendez-vous est fixé un samedi en soirée à Bukavu, la capitale du Kivu. Pour éviter qu’il soit reconnu et arrêté, la rencontre est prévue dans un bordel de la banlieue de Bukavu.

Un ami qui vient chasser le buffle à Ruhengeri me propose une place dans sa jeep pour parcourir les deux cent trente kilomètres de piste qui nous séparent de Bukavu. On se retrouve à 18 heures au N° 14 de la rue Moïse Tchombé, une des nombreuses rues malfamées de la banlieue. Nous trouvons l’endroit identifié par une lanterne rouge qui tient lieu d’enseigne des maisons closes. L’un des hommes les plus célèbres du monde m’attend là, attablé au fond d’une salle peu éclairée, pipe au bec ; il est entouré de filles en tenue affriolante.

Les bordels étant les seuls lieux ouverts la nuit, là, au moins, il se sent en sécurité, avec un de ses soldats cubains pour monter la garde. Le Che est habillé en planteur, chemise claire et pantalon de toile – une allure d’homme d’affaires – pour éviter qu’on le reconnaisse.

– Bonjour amigo ! Désolé de t’inviter dans un tel lieu, mais ici, je suis incognito. On pourra discuter en toute sécurité. Ici je m’appelle Tatu, qui signifie « trois » en swahili, la langue locale, mais à Cuba on m’appelle El Che ; le numéro trois pour ne pas éveiller l’attention en se mettant en avant.

Je laisse derrière moi quasi onze ans de travail pour la Révolution aux côtés de Fidel, un foyer heureux, si on peut appeler foyer la vie d’un révolutionnaire consacrée à sa tâche et à un tas d’enfants qui connaissent à peine mon affection. Un nouveau cycle commence. Notre guérilla doit rester perpétuellement en mouvement, pour éviter le harcèlement des forces de Tshombé. Nous découvrons la jungle : peu de grands prédateurs, plutôt des serpents, dont certains venimeux ; un danger nouveau puisqu’à Cuba il n’en existe pas. Parfois des troupeaux d’éléphants, dont je comprends vite l’utilité ; ce sont les plus efficaces ouvreurs des chemins de la brousse. Et puis des singes, innombrables, qui permettent parfois aux hommes de survivre… Des précautions doivent être respectées, en particulier ne pas fumer dans les huttes, appelées yumbas et qui attirerait l’ennemi sur les lieux. Notre territoire de combat s’étend d’Uvira, petite ville située à la pointe nord du lac, jusqu’à Kalima, à l’ouest de la chaine de Kivu. Voilà ! cher confrère ! je t’ai campé le décor où j’évolue… bien difficilement.

Dans ce pays je ne suis d’aucune utilité. Les Africains n’ont pas l’âme révolutionnaire. Les conditions ne sont pas réunies pour déclencher ne serait-ce qu’une révolte, on connait trop de problèmes d’intendance, la nourriture c’est vital pour motiver les gars ! Ce sont des mystiques portés sur le sexe ! Leur culture me dépasse. Ces animistes prennent la dawa, une potion à base d’herbe et de « jus » de liane censée les rendre invulnérables aux balles. Et puis, ils refusent le combat la nuit, période où ils communiquent avec leurs morts et seule cette potion magique, dont le muganda, une sorte de sorcier-chamane, asperge les guerriers, fait qu’ils acceptent le combat nocturne. Non, je ne comprends pas le fonctionnement des Africains. Il est vrai que nous sommes de cultures différentes et c’est à nous de faire un pas pour mieux comprendre leurs habitudes. Mais je tiens à ce que les Africains nous estiment, nous respectent pour progresser au plus vite en nous écoutant.

Dans la lumière blafarde dont il est auréolé, je cherche à le dévisager. Son regard intense illumine son visage souligné d’une barbe de quinze jours. Il ne porte pas le béret noir à l’étoile rouge du commandante. Sa simplicité, son accueil chaleureux, ses gestes délicats m’impressionnent. Son charisme est manifeste. Je réalise qu’il a tout pour plaire à la jeunesse : beauté, détermination, romantisme. J’ai en face de moi le personnage le plus mythique de l’époque. Il m’explique les motifs de sa présence dans le pays, me décrit son quotidien et les désenchantements non prévus qui en découlent. Je réalise vite qu’il s’est embourbé dans une situation inextricable. Porter la révolution chez les Africains est manifestement une erreur. Lucide, il le reconnaît volontiers mais a du mal à l’admettre. Pourtant, il affirme avoir préparé son expédition de longue date : il a lu des livres, il a commencé à apprendre le swahili avec Freddy, l’adolescent qui a pris contact avec moi. Il commande une équipe de 136 combattants cubains qui ont pour point commun d’être tous noirs de peau pour se fondre dans l’environnement.

– Et toi ! jeune confrère talentueux ! qu’est-ce que tu es venu faire en Afrique ?

– Je fais mon service militaire à la Coopération dans une mission médicale française dans le Nord du Rwanda.

– Ton médecin colonel ! Il t’a signé une feuille de route pour rencontrer un révolutionnaire ?

– Oh la la ! La sanction serait immédiate : mise aux arrêts et renvoi sur Paris par le premier avion !

– Mais dis donc ! tu as un corps d’athlète, quel sport as-tu fait ?

– J’ai pratiqué l’athlétisme dans un club universitaire le LUC (Lille Universitaire Club). Lors des rencontres entre autres clubs universitaire, j’étais un bouche-trou. En cas d’absence d’un athlète je le remplace dans sa spécialité (je faisais 11 secondes 2 au 100 mètres, sautais 1m85 et envoyais le poids à 13 mètres.

– Au rugby tu aurais pu être demi-d’ouverture. Moi-même je pratiquais constamment le sport bien que je sois handicapé par l’asthme. J’ai joué au tennis avec mon frère Roberto, au rugby où je n’étais pas sprinter mais j’avais un placage ravageur. Malheureusement il m’arrivait d’abandonner le terrain, en proie à une crise d’asthme. Un copain se tenait toujours prêt à accourir avec un flacon de Ventoline. Je n’avais pas ce problème quand je jouais aux échecs au niveau international.

– Mais revenons à ton service militaire ! Autrement dit, tu es logé, nourri et payé. La vie rêvée ! Tu as une bagnole, une douche, des repas à heures fixes, des filles à volonté, que veux-tu de plus ? Tu t’es offert une villégiature.

– Vu comme cela, tu as raison ! Ma vie est plutôt agréable et c’est aussi pour cela que je l’ai choisie. Elle n’a rien de comparable avec la tienne. Même si ton aventure africaine a l’air moins exaltante qu’au temps où tu soignais les guérilleros du maquis de la Sierra Maestra. Ta renommée est mondiale, tu es entré dans la légende.

– Tout cela est bien lointain ! en 1950 quand j’étais étudiant en médecine, je réalise que c’étaient mes plus belles années. C’est à cette époque que j’ai découvert la misère et la souffrance ; il me restait à vouloir changer les choses. Je me suis occupé des lépreux, comme toi à Lambaréné. Pendant mes vacances, je rejoins mon pote Alberto Granado, frais émoulu de médecine à la léproserie où il travaillait, dans la cordillère chilienne. A vingt-trois ans, toujours avec Alberto, nous nous sommes offert un voyage de sept mois et de près de dix mille kilomètres à travers l’Amérique latine. Au Pérou, on a escaladé le Machu Picchu, et visiter une léproserie. Tous étaient défigurés par la forme nerveuse de la lèpre. J’ai fait ôter leurs bandages et organisé un match de foot. Ils se sont sentis réhabilités. Nous les avons quittés à regret. En guise d’adieu, ils ont improvisé un orphéon. L’accordéoniste n’avait plus de doigts à la main droite, il les avait remplacés par des tiges de bambou reliées au poignet. Tout cela à la lueur des lanternes… Ce concert improvisé reste l’un de mes plus beaux souvenirs. Ces mêmes lépreux nous ont confectionné un radeau pour poursuivre notre aventure sur le fleuve. Au moment de s’éloigner sur l’Amazone, l’émotion nous a submergé.

Leçon d’anthropologie

Notre deuxième rencontre a lieu le samedi suivant, dans une autre rue et un autre tripot. Nous n’avons aucun thème de discussion au départ. Tandis que les bières Simba défilent, on improvise, on papote et bien souvent on élucubre. Cependant j’ai ma petite idée que j’aborderai en dernier lieu, je n’aimerais pas qu’il se braque.

– La dernière fois tu m’as demandé comment j’ai atterri dans cette vaste région des Grands Lacs et toi le révolutionnaire pourquoi es-tu venu guerroyer dans les grandes forêts africaines ?

– Ce n’était ni ma destination ni mon destin. Ce continent est trop mystérieux, j’aurais préféré l’Amérique latine.
Quand j’étais jeune, j’ai vu de mes yeux le mépris et la toute-puissance des sociétés américaines, leur vampirisme aussi. Tout ce que j’ai fait c’est pour barrer la route à ce cynisme impudique. La vie est faite de hasards et de rencontres. J’ai croisé un grand gaillard dans ton genre avec qui j’ai fait un bout de chemin, je veux parler de Fidel Castro qui continue à Cuba un combat que j’essaie de mener ici dans un environnement bien différent. J’aurais dû mieux étudier la société africaine. Comment changer leur mentalité quand l’animisme envahit les âmes. Cette pseudo-religion attribue une âme aux animaux et aux phénomènes naturels, tout l’opposé de ce qu’exige la révolution ?

L’animisme n’est pas un concept pour arriérés. En Afrique, le sacré se traduit de manière surprenante. Les Africains expriment un affect si particulier vis à vis du monde. Ici, chaque arbre, chaque étoile représente un esprit. Toutes ces représentations les sécurisent. Les sources de leur spiritualité sont au croisement de l’animisme, de l’Islam et du Catholicisme. La tradition animiste liée aux rites de passage, attentive aux ancêtres, au prochain, à l’hospitalité. Personnellement, cette culture m’a beaucoup marqué. Elle a terriblement souffert des différentes colonisations, notamment de l’islam et du catholicisme introduits sur le continent. Elle a réussi à développer une forme très hybride, œcuménique, presque syncrétique de toutes ces religions. C’est l’une des beautés de l’Afrique. Par ailleurs, l’animisme peut se retrouver dans l’écologie par le respect de la Nature. En outre la polygamie permet de faire vivre plusieurs familles, cette pratique devrait t’interpeller !

– Comment as-tu appris tout cela ? Tu parles comme un anthropologue ! Toi qui es catholique, comment arrives-tu à donner un sens à tant de représentations et manifestations si éloignées de notre culture ? Tu as sans doute raison, si ces rites et mythes les sécurisent. Adieu les états d’âme qui paralysent ou qui culpabilisent. Leur vie est sans doute plus facile que la nôtre ! Ils ne se posent pas de questions. Pour fuir leurs responsabilités, ils s’inventent des boucs émissaires. Comment veux-tu qu’ils pigent le contenu de l’attirail du bon révolutionnaire ?

– Je pense avoir trouvé les causes de ton échec. Les concepts que tu as essayé de leur inculquer, sont probablement incompréhensibles pour eux : « les riches doivent partager avec les pauvres, qui ont le droit de recevoir leur part de richesse ». Mais ils calent quand tu évoques le concept « du droit et du devoir ». Tout ce bla-bla révolutionnaire ne les fait pas bander ! … Ce boniment est loin de leur culture, tu ne crois pas ? Tu aurais peut-être dû te calquer sur leur mentalité. Pourquoi ne pas les laisser te comparer à Jésus ? Il te suffisait de jouer le rôle du prophète providentiel et c’était gagné ! Ils t’auraient suivi aveuglément. En mourant pour toi, ils gagnaient leur paradis…

– Tu as sans doute raison, mais tu vas trop vite en besogne. Cette histoire de prophète remonte à deux millénaires et n’oublions pas que Jésus a fini en croix.

A chaque fois que je lui sors une plaisanterie, une histoire de carabin ou même une vanne qui le déstabilise, il me donne une accolade ; il y en aura des myriades, qui prétend que le Che n’était pas affectueux ?

Notre dialogue s’éternise tard dans la nuit. A 5 heure du matin, Ernesto doit regagner sa base avant le lever du jour. On se quitte bien à regret. Je regagne Ruhengeri au Nord du Rwanda, je serai fin prêt le lundi matin pour attaquer une nouvelle semaine. Dans mon lit je « métaboliserai » l’ensemble de ces échanges bien disparates.

Le docteur Albert Schweitzer

Lors de la troisième rencontre, il m’annonce qu’il va voyager durant plus d’un mois, en Tanzanie et au Congo Brazzaville. J’ai tant de choses à connaitre de ce guérillero héroïco qui parcourt le monde et qui a également été un chef de paix en posant son fusil pour un autre combat, celui de la vie et de la survie. Il n’est pas très bavard sur son passé il préfère découvrir la vie de son interlocuteur.

– Mais dis-moi Jean-Pierre ! j’aimerais bien que tu me parles du fameux docteur Albert Schweitzer que tu as côtoyé jusqu’à sa mort à 90 ans.

– Alors là ! il n’y a pas de comparaison avec toi-même, même s’il a été désigné lui aussi comme un des plus grands personnages du siècle. En un demi-siècle de lutte acharnée, dans l’une des contrées les plus ingrates d’Afrique, Albert Schweitzer a su organiser une microsociété dont la conception de la vie est aussi éloignée de l’agitation stérile de nos sociétés occidentales que l’est l’apparente indolence des Africains. Par moments, je me demandais comment un homme a pu tenir soixante ans dans cette humidité étouffante par quarante degrés à l’ombre. La forêt vierge absorbe à la longue tous les courages et tous les dévouements. Pour vaincre ce climat oppressant et cette nature hostile, chacun doit chercher au fond de lui-même des ressources insoupçonnées. C’est ainsi que l’on peut espérer développer une force qui, doit s’apparenter au surnaturel. Alors seulement, il devient envisageable d’apprécier la population de ce pays dont le sourire et le salut joyeux « Nbolo ! », « Bonjour ! » résonne aux oreilles comme un appel à la gentillesse et à la modestie.

Le « grand docteur » – ainsi le désignait-on – s’avance vers moi de son pas pesant.

Sous son casque colonial recouvert de toile blanche plissée, il était invariablement vêtu d’un pantalon gris ou beige et d’une chemise en nid-d’abeilles finement ajourée et ornée d’un nœud papillon noir.

– Viens, mon cher Viking (c’est le surnom qu’on m’attribuait à la faculté de médecine à Lille), on va au « village des lumières ».

Quand on pénètre dans une léproserie, on entre dans la lèpre elle-même. Les mots pour la décrire sont vains si l’on ne connaît pas le sentiment de compassion. Si au contraire on se donne le temps d’approcher ces déshérités, si on s’occupe d’eux avec abnégation comme est capable de le faire l’équipe médicale de Schweitzer, on insuffle à ces gens la force de ne pas succomber. A ses côtés, je côtoie ces lépreux bancals au visage boursouflé, tous affublés du même masque que cette maladie impitoyable a jeté sur leurs traits d’antan. Des vieillards condamnés à l’immobilité, au seuil des pavillons, exhibent des pilons rognés par le mal. Des enfants, des bébés, conçus dans ce contexte morbide, sont condamnés à vivoter ici le reste de leurs jours.

Pour atténuer nos émotions, le soir après le diner, partagé avec les 14 médecins, Albert Schweitzer se mettait à l’harmonie pour nous interpréter le magnificat de Bach ou la Messe en si mineur.

Tout en décrivant le parcours d’Albert Schweitzer et ma visite des lépreux, soudain, je réalise un rapprochement inattendu avec ces quatre grandes personnalités dont la vie s’est écoulée auprès de la misère humaine. Cet altruisme n’est rien d’autre qu’un sacerdoce.

La lèpre interpelle les hommes de lumière

De la palette des personnages les plus hauts en couleur que j’ai connus, quatre présentent un point commun : ils ont vécu au milieu des lépreux : cette maladie contagieuse, qui ronge les chairs, a tenu le rôle déclencheur dans leur engagement. Que ce soit le docteur Schweitzer, à la léproserie qu’il a appelée « le Village de Lumière », non loin du village-hôpital, qu’il a fait construire avec l’argent de son Prix Nobel de la Paix. Ensuite Raoul Follereau que j’ai rencontré à Lambaréné, rendu célèbre pour son combat contre cette maladie. Mère Teresa, vouée corps et âme aux lépreux de Calcutta. Son action en faveur des déshérités lui a valu le prix Nobel de la paix. Pour terminer, le docteur Guevara qui m’a beaucoup parlé des lépreux qui ont marqué son existence, principalement ceux de la léproserie de San Pablo et ceux qu’il a soignés au Pérou.

Tous les quatre ont été transformés et transfigurés par cette pathologie hideuse et les dégâts qu’elle produit sur l’être humain, à la fois physiquement et psychologiquement. On considère que c’est la plus injuste des maladies : elle ampute organe après organe, l’infirme tombe en morceaux. L’homme ne comprend pas, pas plus la victime que celui qui la regarde. Le malade devient un paria dont on prévenait l’approche à la crécelle au Moyen Age. Dans les temps reculés, la lèpre représentait le péché absolu. Le Nouveau Testament a adouci cette malédiction, transformant l’horreur en pitié pour déboucher sur la charité.

Ernesto est impressionné, que de révélations ! la malédiction des lépreux qui débouche sur la bénédiction des soignants, c’en est trop pour le Che, j’ai droit à une accolade.

La quatrième rencontre aura lieu le samedi suivant. Avec tous ses va-et-vient dans les pays voisins, il est moins disponible. Et cette fois j’ai envie de lui parler de religion et de transcendance. Je m’avance avec des pas de sioux.

Je n’imaginais pas que de mes rencontres avec l’illustrissime Che naîtraient dans mon esprit tant de réflexions, de surprises et de frustrations. J’avais encore tant de sujets à aborder avec lui, tant de mises au point à faire, tant de questions à lui poser. Tout l’intéressait et tout m’intéressait chez lui : ses préoccupations les plus futiles, voire frivoles, ses motivations cachées… Parfois, agacé, il éludait mes tentatives quand j’abordais avec lui le thème de la transcendance et de la spiritualité. Il redoutait que je lui parle de Dieu ou de religion, surtout lorsque j’essayais d’établir des parallèles entre lui et le Christ. Considérant son parcours, bien des points rapprochent ces deux hommes, on trouve des analogies tout au long de leur vie : leur jeunesse auprès des lépreux qu’aucun des deux n’hésitait à embrasser, leur combat, pour l’un contre les Yankees en Amérique latine, pour l’autre, en chassant les marchands du temple. Tous deux se sont révoltés face aux riches et leur dévotion vis-à-vis des plus démunis et des plus humbles était similaire. Même leur mort présente quelques points communs. Une infirmière (mi-Marie, mi-Marie-Madeleine), qui lui a lavé le visage. Jésus sur la croix, le Che étendu les bras en croix sur un lavoir. Comme le Christ, après avoir connu la trahison, Guevara lui aussi connaîtra la rédemption. On assiste à un nouveau culte à son sujet. La comparaison s’arrête là. Jamais Jésus qui professait de « rendre à César ce qui est à César » ne fut un zélote confondant mystique et politique. Jamais il n’invita ses apôtres à le suivre au Golgotha. Et surtout, jamais il n’eut recours à la violence.

– Par ailleurs tu m’as beaucoup parlé de ta maman, une bonne chrétienne, c’est ainsi qu’elle se préparait à devenir religieuse quand elle fit la connaissance de ton père, un homme séduisant qui la dévoya alors que sa fascination pour le Tout Puissant l’amenait à placer des morceaux de verre dans ses chaussures pour se mortifier.

– Tu vas tout connaitre de ma famille et de maman Celia que j’adorais, c’était une sainte. Je t’ajoute que le 29 août 1944, jour de la libération de Paris, elle a entonné la Marseillaise qu’elle connaissait par cœur. Pour ce qui est de ma spiritualité tu trouveras la réponse dans une lettre que j’ai envoyée à maman et qui l’a beaucoup fait souffrir.

«Vieja, je ne suis ni Christ ni philanthrope, je suis même le contraire d’un Christ et d’un philanthrope (…) je défends les idées auxquelles je crois avec toutes les armes que je me suis procurées (…) plutôt que de me laisser clouer sur une croix ou quoi que ce soit d’autre ! »

– Cher confrère et frère, je vais t’avouer ce que je gardais dans mon cœur, je voulais te rencontrer une seule fois pour voir quel homme tu étais, mais tu as bousculé mon programme bien chargé avec de nombreuses rencontres. J’en ai supprimé et je ne le regrette pas ; c’est la première fois que je découvre un médecin avec une telle culture, gentil, disponible et plein d’humour. Tu m’as remis sur rail et surtout la description des plantes m’a enrichie !

La guérison de l’ulcère phagédénique avec une simple huile essentielle est géniale. Tu feras d’autres découvertes, mais je te signale que traiter de telles maladies ne plait pas aux trusts pharmaceutiques. Tu risques d’être emmerdé par le monde universitaire et pharmaceutique. Ce sont des mafia obsédés par le dollars…

De ces rencontres avec le Che, je me remémore : « Jamais la même tenue, toujours sur ses gardes, il est vrai que sa tête était mise à prix. Il devient au fil de nos rencontres de plus en plus fraternel. Je l’ai même vu une fois au désemparé, il venait d’apprendre la disparition de sa mère. Il m’a parlé de ses enfants, pressentant que le garçon (Camilo) deviendrait photographe et qu’une de ses filles serait médecin (Aleidita), ce qui se réalisera. Il m’a avoué qu’il avait envisagé de faire médecine à Paris en 1950 et, en même temps, du théâtre.

Lors de mon voyage à Cuba en 2001, j’ai rencontré son fils Camilo qui gère « el centro del Che » à la Havane, l’institut de son père, ensuite je me suis rendu à l’université de Santa Clara, la ville du Che, pour donner une formation en aromathérapie à une centaine d’étudiants. Durant 15 jours j’ai enseigné les huiles essentielles à des étudiants de 30 nations venant du Tiers Monde. J’ai connu mon heure de gloire : apprenant que j’étais l’un des derniers rescapés (avec Régis Debray) à avoir fréquenté le Che, ils ont fait un transfert sur ma personne. Lourde responsabilité ! Je me suis soumis à des centaines de selfies des étudiants couplés à des bisous des jeunes filles. Ainsi, il est toujours vivant cinquante cinq ans après sa disparition !

Comme le rappelle Olivier Besancenot : « Le Che est l’une des rares figures révolutionnaires demeurées intactes : il reste très coté chez les jeunes depuis 1968. Tout cela n’est pas dû au hasard. Ce n’est pas simplement pour son visage tout à la fois sombre et lumineux que des générations entières arborent des tee-shirts, des badges ou des drapeaux à son effigie. Le Che continue d’incarner un combat qui trouve aujourd’hui, un demi-siècle après sa mort, un nouveau souffle dans le cadre du mouvement contre la mondialisation capitaliste. Loin de faire du drapeau guévariste un objet de culte, la jeunesse y voit le symbole de la contestation, elle garde encore l’espoir de bouleverser le cours des choses ».

Il était contre ce que l’on appelle “l’humanitaire”. Plus tu donnes, plus tu rends les populations soumises. Avec le Che, il fallait semer pour récolter, faire travailler les gens, les concerner, les rendre maîtres de leur destin. Avec lui, il n’y avait pas de problèmes, il n’y avait que des solutions. Avoir des devoirs avant des droits, c’était le Che. Le bonhomme faisait peur car il avait raison dans ce qu’il proposait. La Croix-Rouge locale s’est inspirée du Che et de son système de dispensaires. Aujourd’hui, sur la planète entière, des ONG fonctionnent à la Che. Idem pour les Médecins aux pieds nus.

Dans une prochaine lettre, je parlerai des dernières rencontres avec le Che, son départ pour la Bolivie, son extermination et son impact sur la planète.

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Je vous recommande trois livres :

La guérilla du Che, Régis Debray. Le Seuil
Che Guevara, le temps des révélations (2017).
Docteur Che Guevara, par Jean Cormier, Ed. du Rocher. (2012)

Je joins quelques descriptions extraites du livre de Jean Cormier sur la rencontre de deux médecins plutôt atypiques.

A Paris, dans sa tanière de l’interminable rue de Vaugirard, le docteur Jean-Pierre Willem reçoit ses patients sous les toits du 15e arrondissement, où l’on se hisse à la force du jarret pour consulter l’ermite. Un personnage à la stature du Général de Gaulle, avec un faux air de Bourvil, qui, s’il sait rigoler avec son œil bleu qui ne rate rien, est un monsieur dont la vie, d’une incroyable densité, force le respect.

Découvrir, à Paris, le docteur Jean-Pierre Willem ne sera pas une simple passade, le bonhomme est d’une dimension qui défie les normes et l’on a envie de le revoir. Que les deux médecins, lui et le Che, se soient rencontrés au Congo apparaît d’une logique irréfutable vu ce que l’on sait de l’individu Willem. Son surnom de « médecin aux pieds nus », qui lui vient de la Chine maoïste et des médecins qui arpentaient les rizières pour soigner leurs compatriotes, ce surnom n’est pas sans rappeler au Che son guide de la Sierra Maestra cubaine, «el Capitan Descalzo» (le capitaine aux pieds nus), Pedro Torres, qui vit toujours les pieds en liberté.

Les heures et les heures que les deux médecins ont passées dans les bordels du Kivu (ni connus), où le Che se planquait, sont débordantes d’anecdotes croustillantes et, une en particulier, on ne peut plus piquante, carrément « cactus » comme disent les Mexicains !