«Au commencement était l’émotion.» S’il ne devait y avoir qu’une citation qui fasse consensus parmi les écrits de Louis-Ferdinand Céline, c’est celle-ci que nous retiendrions. Mais si, dans cette phrase, l’auteur de Voyage au bout de la nuit se réfère aux saintes Ecritures, notre propos porte, lui, sur la validité scientifique de cette affirmation.

Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que la science rende ses lettres de noblesse aux émotions. Charles Darwin (1809-1882) a été l’un des premiers à s’y intéresser et à tenter de montrer leur caractère universel, mais il faudra attendre 1990 pour que les psychologues Peter Salovey et John D. Mayer introduisent le concept d’intelligence émotionnelle, popularisé dans les années 2000 par Daniel Goleman. Celle-ci détermine notre capacité à prendre conscience de nos émotions et à les gérer (intelligence intrapersonnelle), ainsi qu’à comprendre finement celles ressenties par autrui et à les gérer avec empathie (intelligence interpersonnelle). Dès lors, de nombreux tests voient le jour pour évaluer cette intelligence émotionnelle, voire, à l’image du QI, déterminer un quotient émotionnel qui permet à chacun de se positionner par rapport à une population de référence.

Beaucoup d’auteurs se sont penchés sur l’intelligence émotionnelle.

Selon les psychologues Peter Salovey et John Mayer l’intelligence émotionnelle réfère à la capacité de reconnaître, comprendre et maîtriser ses propres émotions et à composer avec les émotions des autres personnes. Elle est proche du concept d’intelligence sociale.

Des tests ont été développés pour étudier et valider ce concept, qui complémente utilement la notion d’intelligence humaine qui est définie surtout par des habiletés cognitives et une approche psychométrique. Les études se sont multipliées pour évaluer, valider et explorer ce concept. De nombreuses études suggèrent que les scores aux tests d’intelligence émotionnelle sont corrélés à certaines performances sociales et à certains comportements à risque chez les étudiants, et a la réussite professionnelle chez des adultes.

Ces auteurs ont par la suite révisé leur définition de l’intelligence émotionnelle, qui désigne « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ». Les personnes pourvues d’une grande intelligence émotionnelle peuvent se montrer socialement plus efficaces ; elle aurait des effets positifs sur les plans relationnel, professionnel et de la santé.

La redéfinition de l’intelligence impliquée par la prise en compte de l’intelligence émotionnelle n’est pas le QI. Ce n’est même pas un chiffre. Cette intelligence émotionnelle peut être le meilleur prédicteur du succès dans la vie, redéfinissant ce que c’est que d’être intelligent.

Or, un problème majeur, lorsque l’IE est étudiée, c’est que certaines théories se rapportent précisément aux émotions et à l’intelligence alors que d’autres, beaucoup plus larges, intègrent de nombreux autres concepts par exemple la motivation et le niveau de conscience.

Emotions et cognitions dans le modèle de Mayer et Salovey

Les émotions sont reconnues comme étant un des trois ou quatre types d’opération mentale, à savoir : la motivation, les émotions, les cognitions et (moins fréquemment) la conscience.

Les motivations de base surviennent en réponse à des états internes et incluent donc des « moteurs » tels que la faim, la soif, le besoin de contacts sociaux et le désir sexuel. Le rôle des motivations est de diriger l’organisme dans la réalisation d’actes simples pour satisfaire les besoins de survie et de reproduction. Dans leur forme basique, les motivations suivent un cycle temporel relativement déterminé (ex : la soif augmente jusqu’à ce qu’elle soit étanchée) et sont généralement satisfaites d’une façon spécifique (la soif est satisfaite par le fait de boire).

En ce qui concerne les émotions, il semblerait qu’elles apparaissent chez les mammifères pour signaler les changements (réels ou imaginaires) dans les relations entre un individu et son environnement afin de fournir une réponse adéquate. Par exemple, la colère apparaît en réponse à une menace ou une injustice ; la peur apparaît en réponse au danger.

De plus, chaque émotion organise plusieurs réponses comportementales de base à ces relations ; par exemple, la peur organise l’attaque ou la fuite. Les émotions sont par conséquent plus flexibles que les motivations, mais pas encore autant que ne le sont les cognitions.

Les cognitions permettent à l’organisme d’apprendre de son environnement et de résoudre des problèmes dans des situations nouvelles. Ces apprentissages se font souvent dans le but de satisfaire les motivations ou afin de créer ou de maintenir des émotions positives. La cognition comprend l’apprentissage, la mémoire et la résolution de problèmes. Elle se fait en direct et implique un traitement intentionnel de l’information basé sur l’apprentissage et la mémoire. Ces trois types d’opération mentale de base s’intègrent et se combinent dans une structure plus large (system framework) pour engendrer des mécanismes plus complexes pour former la personnalité d’un individu.

C’est uniquement au niveau de l’interaction entre les émotions et les cognitions que doit se situer le concept d’intelligence émotionnelle.

L’expression intelligence émotionnelle, implique donc quelque chose qui appartient à l’intersection des émotions et des cognitions.

Modèle de Bar-On

Reuven Bar-On a mis au point une des premières mesures de l’intelligence émotionnelle suivant l’expression « quotient émotionnel ». Son modèle gravite autour du potentiel de rendement et de succès et est considéré comme étant orienté vers le processus plutôt que vers les résultats. Il est centré sur une gamme de capacités émotionnelles et sociales, comprenant les capacités à :

  • Être conscient de soi : intelligence intrapersonnelle
  • Se comprendre et s’exprimer : humeur générale
  • Être conscient des autres, les comprendre et entretenir des rapports avec eux ; intelligence interpersonnelle
  • Faire face à des émotions fortes ; gestion du stress
  • S’adapter au changement et régler des problèmes de nature sociale ou personnelle ; adaptabilité

Bar-On justifie son utilisation du terme intelligence émotionnelle : « L’intelligence décrit l’agrégation d’habilités, de capacités et de compétences qui représente une collection de connaissances utilisées pour faire face à la vie efficacement. L’adjectif émotionnel est employé pour mettre en relief que ce type spécifique d’intelligence diffère de l’intelligence cognitive »

Dans son modèle, Bar-On distingue cinq composantes de l’intelligence émotionnelle : l’intrapersonnel, l’interpersonnel, l’adaptabilité, la gestion du stress et l’humeur générale.

Selon Bar-On, l’intelligence émotionnelle se développe avec le temps, et il est possible de l’améliorer par la formation et la thérapie. Bar-On pose l’hypothèse que les personnes qui ont un QE supérieur à la moyenne réussissent en général mieux à faire face aux exigences et aux pressions de l’environnement. Il ajoute qu’une déficience dans l’intelligence émotionnelle peut empêcher le succès et traduire l’existence de problèmes psychologiques. Aussi, des problèmes d’adaptation au milieu sont particulièrement répandus parmi les personnes qui présentent des déficiences sur les échelles d’épreuve de la réalité, de résolution de problèmes, de tolérance au stress et de contrôle des compulsions.

En general, Bar-On estime que l’intelligence émotionnelle cl l’intelligence cognitive contribuent autant l’une que l’autre à l’intelligence générale d’une personne, qui constitue par conséquent une indication de son potentiel de réussir dans la vie.

Modèle de Goleman

Daniel Goleman, psychologue et journaliste scientifique pour le New York Times, propose quatre grandes sphères de l’intelligence émotionnelle

  1. La première sphère, la conscience de soi, est la capacité à comprendre ses émotions, à reconnaître leur influence à les utiliser pour guider nos décisions.
  2. La deuxième, la gestion de soi, consiste à maîtriser ses émotions et impulsions et à s’adapter à l’évolution de la situation.
  3. La troisième, l’intelligence interpersonnelle ou conscience des autres, englobe la capacité à détecter et à comprendre les émotions d’autrui et à y réagir.
  4. Enfin, la gestion des relations, correspond à la capacité à inspirer et à influencer les autres tout en favorisant leur développement et à gérer les conflits.

Goleman inclut un ensemble de compétences émotionnelles correspondant à chacun de ces concepts.

Les compétences émotionnelles ne sont pas des talents innés, mais plutôt des capacités apprises qu’il faut développer et perfectionner. Ces compétences sont organisées en « groupes de synergie » qui se complètent et se renforcent réciproquement.

Goleman reconnaît qu’il est passé de l’intelligence émotionnelle à un concept beaucoup plus large. Selon lui « il existe un vieux mot pour représenter l’ensemble des compétences liées à l’intelligence émotionnelle : le caractère ». Par ailleurs, il n’hésite pas à clamer l’extraordinaire pouvoir prédictif de son modèle mixte. Hormis le fait qu’elle favorise la réussite professionnelle et privée, il affirme que l’IE permet aux jeunes d’être moins « rustres », moins agressifs et plus populaires. Il va même jusqu’à affirmer qu’elle leur permet de prendre de meilleures décisions en ce qui concerne « les drogues, le tabac et le sexe »

D’une façon plus générale, l’intelligence émotionnelle confère donc, selon Goleman, un avantage dans tous les domaines de la vie aussi bien dans les relations affectives et intimes que dans l’appréhension des règles implicites qui régissent la réussite dans les politiques organisationnelles.

Par ailleurs, Goleman confirme que les femmes ont un quotient empathique plus élevé que les hommes. Cependant cette différence ne serait pas directement génétique, mais liée à l’influence de facteurs biologiques non génétiques, tels que les hormones prénatales, ou bien de facteurs environnementaux tels que l’éducation ou la manière de se socialiser. De plus, la recherche neurologique s’est appliquée à caractériser les mécanismes neuronaux de l’intelligence émotionnelle.

Applications

Dans le monde professionnel

Les émotions sont présentes dans toutes les activités de l’homme. La notion d’intelligence émotionnelle est très liée au domaine de la gestion plus particulièrement au management, au leadership, à la gestion des ressources humaines, à l’entreprenariat et à la négociation.

Négociation

En tant qu’activité de communication et d’interaction, la négociation va de pair avec les émotions et celles- ci peuvent influencer positivement ou négativement son déroulement.

Un négociateur coopératif émet des émotions positives tandis qu’un négociateur compétitif émet des émotions plutôt négatives. Aussi, grâce à des tests statistiques, il a été démontré que l’intelligence émotionnelle corrèle positivement avec les aptitudes en négociation telles la créativité, l’aptitude verbale et l’aptitude au raisonnement. Ainsi, l’intelligence émotionnelle peut s’avérer un atout fondamental pour le négociateur qui sait en tirer profit.

Entrepreneurial

Des jeunes entrepreneurs à succès, ont affirmé posséder un haut niveau de confiance en soi, de loyauté, de sens du service et de l’accomplissement, d’ouverture au changement, de travail d’équipe et de collaboration. La loyauté était première au classement des 18 compétences émotionnelles évaluées et l’importance de pouvoir travailler en équipe et de collaborer pour de nouveaux projets.

L’intelligence émotionnelle, ça s’apprend

Savoir interpréter nos émotions et celles des gens qui nous entourent est un atout essentiel dans notre monde.

Joie, tristesse, colère, sérénité… plusieurs émotions peuvent nous traverser tout au long d’une journée de travail à condition, bien sûr, d’y prêter attention. Pour les décoder, une qualité est nécessaire : l’intelligence émotionnelle. Longtemps dédaignée par le monde de l’entreprise, elle est aujourd’hui de plus en plus valorisée, notamment pour les manageurs ou les personnes en contact avec le public. Pourquoi ? Parce que mieux gérer ses émotions permet de mieux décider ou de mieux mener sa barque dans les situations de crise. Les émotions sont « des panneaux de signalisation qui nous donnent des informations et nous aident à faire des choix ». « L’intelligence émotionnelle, c’est notre GPS intérieur. Elle nous guide ».

Pourtant, tout le monde n’est pas capable de se servir de cet outil. Heureusement, des solutions existent pour permettre d’augmenter ses capacités en la matière. En voici quatre à essayer d’appliquer.

1- Se connaître avec précision

Il faut d’abord apprendre à repérer ses émotions. Prenez un carnet et notez ce que vous ressentez pendant une semaine. Par exemple : À chaque fois que je croise Untel, je me sens agacé ou j’ai la boule au ventre. C’est un bon moyen d’identifier vos déclencheurs et de dresser une cartographie de vos états intérieurs. Mais il ne faut pas se contenter de ce premier constat. Pour cerner la nature profonde de l’émotion qui vous traverse, il faut essayer de nommer les choses avec précision. Cette fameuse « boule au ventre » provoque- t-elle de la fébrilité, de la peur, de l’appréhension ? Forcez-vous à noter avec exactitude ce que vous ressentez, y compris en cherchant des synonymes.

2- Observer les autres

Se connaitre, c’est bien. Connaitre les autres, c’est encore mieux ! Certaines personnes ont une bonne vision de leurs émotions mais pas de l’impact qu’elles créent sur les autres.

Il est donc nécessaire d’observer son entourage professionnel et de décoder les émotions des autres.

Pour y parvenir, une qualité est essentielle, l’empathie. Pour la développer, il faut interpréter tous les signes physiques envoyés par l’interlocuteur : agitation, voix qui tremble, joues qui s’empourprent. Plus vous serez attentifs à ces manifestations et plus vous serez en capacité de comprendre la personne en face de vous.

On conseille de lire des ouvrages de fiction ou de regarder des séries pour développer son empathie : En décortiquant les mécaniques émotionnelles des personnages, vous stimulez vos neurones miroirs. C’est très utile !

3-Verbaliser

L’amélioration de l’intelligence émotionnelle suppose la verbalisation. Il faut dire ce que l’on ressent et savoir exprimer ce qui ne va pas, notamment quand on travaille en équipe. Sous peine de devenir un Robocop, le genre de petit chef qui refoule ses émotions et se mure dans le silence.

Pour rompre cet isolement, il faut s’entraîner à parler et à exprimer ce qu’on ressent. Il faut, par exemple, s’astreindre à dire : Quand tu as fait telle ou telle action, je me suis senti de telle ou telle façon. C’est essentiel pour travailler en bonne intelligence. Une fois l’habitude prise, les choses paraissent plus naturelles.

4-Apprendre à écouter

L’autre versant de la verbalisation, c’est l’écoute. Une écoute efficace doit être active et empathique. Il faut laisser la personne s’exprimer sans l’interrompre. N’hésitez pas à ponctuer la discussion de formules comme « Je comprends » ou « J’entends ce que tu me dis ». Vous pouvez aussi reformuler les phrases de votre interlocuteur afin qu’il se sente entendu.

Attention tout de même à bien rester sur votre propre ressenti et à cadrer les échanges. Il ne faut pas projeter ses propres émotions ou se lancer dans de la psychologie de comptoir.

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Alors, à quoi bon affiner notre intelligence émotionnelle puisqu’une machine sera toujours plus efficace que nous ? En fait, il faut faire tout l’inverse : arrêter de se prendre la tête. Revenir à l’essentiel. S’écouter. Se concentrer sur soi, les autres, les choses infimes, subjectives, imprévisibles, qui échapperont toujours aux machines. Chercher sans cesse à casser la routine, à créer la surprise.

Mais pourquoi l’intelligence émotionnelle est-elle à ce point à la mode ? Pourquoi les entreprises misent-elles aujourd’hui sur «l’intelligence collective», «la bienveillance» et «l’empathie» comme leviers de performance et d’engagement des salariés ? Parce que cela semble la plus humaine des réponses à une menace qui nous inquiète tous : la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Comme si, alors que la guerre contre les machines s’annonce déjà perdue, il était rassurant de penser que l’humain conservait la mainmise sur un domaine, celui des émotions. Sauf que, là encore, la machine est sur le point de nous surpasser.

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Amis lecteurs ! veuillez m’excuser pour avoir trop sollicité vos méninges.

Pour reprendre vos esprits, je vous livre des brins de poésie :

(…) quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain (…)

Hugo, Littérature et philosophie mêlées

Les gens disent : Il est intelligent, parce que vous êtes de leur avis.

J. Vallès, le Bachelier

Nous savons trop ce que c’est que les paroles d’un orateur de talent, d’un littérateur intelligent. Un militaire intelligent, il nous semble que c’est peut-être une nouvelle sorte d’intelligence, que nous ne connaissons pas, et dont la révélation nous donnera une sensation nouvelle, quelle ne doit pas être aussi verbale.

Proust, Jean Santeuil

Intelligente, elle l’était des pieds à la tête. Sa beauté même — ses gestes, ses mouvements, ses traits, les plis de ses lèvres, ses yeux, ses mains, sa maigreur élégante, — était le reflet de son intelligence ; son corps était modelé par son intelligence ; sans son intelligence, elle eût paru laide.

R. Rolland, Jean-Christophe, La révolte

Les plus curieux d’entre vous me demanderont de traiter le QI… ce sera plus facile !

Je vous décevrai en vous signalant que les psychologues qui étudient le quotient intellectuel, ont constaté que la moitié des Français n’avaient pas un QI acceptable ! Où vous situez vous ?

Autre constatation : certains surdoués (les enfants indigo) ne réalisent rien de surprenant dans leur vie ; ils hibernent dans leur bulle !

Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,

C’est le besoin d’aimer ; hors de là tout est vain.

A. de Musset, Poésies nouvelles,

(…) le talent et le génie quelles (les femmes) ont seulement pour les ouvrages de la main (…)

La Bruyère, les Caractères,

Il est de charmantes créatures méconnues par le sort, à qui tout devait réussir dans la vie, mais qui vivent et meurent malheureuses, tourmentées par un mauvais génie, victimes de circonstances imprévues.

Balzac, Une fille d’Ève,